Depuis le 19e siècle, les rivières ont joué un rôle essentiel dans le développement des loisirs en Europe. A proximité de Paris, Londres ou encore Hambourg, des territoires dédiés à la détente mais aussi à la fête, deviennent des lieux de villégiature pour les citadins en quête de nature.

Un héritage en commun

Les fleuves et rivières sont alors des lieux de rencontre, où différentes générations et classes sociales viennent se promener, se baigner, ramer, chanter ou danser. Naissent ainsi des sociétés de loisirs populaires qui découvrent les joies du temps libre.

Ces pratiques constituent une spécificité européenne qui apparaît notamment avec le développement des chemins de fer et des tramways, mais aussi avec de nouvelles lois relatives au droit au loisirs. D’abord fréquentées par les milieux bourgeois, influencés par les conceptions hygiénistes, un renouveau du rapport à la nature et la pratique en vogue des voyages et du sport, les rivières urbaines sont ensuite envahies par les promeneurs les plus populaires.

Cette histoire, qui est celle d’un phénomène culturel européen et dont les traces n’ont pas toujours été conservées, nous a légué, via une histoire urbaine parfois complexe, un véritable patrimoine à la fois naturel et culturel. Afin de le conserver et de le valoriser, mais aussi de mieux connaitre et promouvoir les pratiques contemporaines qui ont investi les berges des rivières, il nous semble essentiel de travailler ensemble à la constitution d’un réseau de territoires européens, celui des rivières métropolitaines de loisirs.

Au cœur de l’histoire : la naissance d’une société de loisirs au bord de l’eau au XIXe siècle

Tableau illustrant la belle époque
Illustrations de la Belle Époque

La rivière en milieu urbain et périurbain a joué, à partir du milieu du XIXe siècle, un rôle spécifique dans la diversification des pratiques sociales, en particulier par le développement des pratiques nautiques et des loisirs populaires. La baignade, le canotage, la pêche, les sports nautiques, mais aussi le repas partagé ensemble, la musique populaire, les chansons, la danse, etc. y sont pratiqués par diverses classes sociales qui se croisent dans ces espaces naturels et récréatifs privilégiés, assidument fréquentés aux beaux jours.

Ces pratiques constituent une spécificité européenne des bords de l’eau en milieu urbain, qui apparaît notamment avec le développement des chemins de fer et des tramways au XIXe siècle. Ce sont souvent les milieux bourgeois qui développent ces pratiques dans un premier temps, influencés par les conceptions hygiénistes, un renouveau du rapport à la nature et le courant anglophile en faveur des voyages de loisir et du sport.

A partir de la fin du XIXe siècle, les villes européennes bordées par des rivières font l’objet d’une réflexion sur le paysage fluvial arboré avec ses lignes, ses couleurs et ses volumes. Elles développent des ensembles architecturaux tout à fait singuliers et pittoresques en rapport avec des modes de vie ou des imaginaires basés à la fois sur le bien-être et sur les loisirs nautiques et populaires.

Ainsi, une urbanisation spécifique, liée au développement d’espaces de loisir et de sociabilité, apparaît au bord de l’eau, à proximité des villes, mais aussi dans les stations thermales ou dans les premiers sites balnéaires de bord de mer à la même époque. Des similarités architecturales se retrouvent entre ces lieux dédiés aux loisirs, dans un style transeuropéen éclectique marqué par des touches régionalistes.

Pavillon Baltard de Nogent-sur-Marne

Mais une double différenciation s’opère entre les bords de l’eau en milieu urbain et les autres grands lieux récréatifs (stations thermales, balnéaires et de montagne) :

Au niveau architectural, la rivière urbaine ne sera pas dotée de « grands hôtels ». L’habitat y est marqué par les pavillons individuels, appelés « villas de villégiature » pour les plus riches ou des maisons de campagne. Quant aux activités de loisirs, elles impliquent la construction de guinguettes, mais aussi d’une architecture technique liée aux loisirs nautiques (hangars à bateaux, clubs, embarcadères, baignades aménagées, boat house, etc.) et d’entreprises spécifiques (constructeurs de bateaux).

Au niveau social, les classes moyennes d’avant 1914 (petite bourgeoisie) et les milieux populaires (employés, ouvriers, artisans et petits commerçants) investissent massivement les bords de l’eau en périphérie urbaine, y créant un mode de vie récréatif et des rapports sociaux originaux, en lien avec la définition de temps de loisirs et repos dans la société industrielle. Les activités pratiquées sont notamment la pêche, la baignade, le canotage, etc.

Les rivières urbaines renouvellent le cadre de développement des pratiques culturelles. Au bord de la Marne, la restauration, la danse, la musique et les chansons, etc., sont réunis dans des espaces communs au bord de l’eau. Les restaurants, les auberges, les cafés prennent alors des formes spécifiques, tant dans leur architecture que leurs usages qui sont multiples (on mange, on danse, on joue, etc. dans les guinguettes).

La rivière, avec notamment le paysage fluvial, est également un lieu d’inspiration esthétique majeur et le support de formes nouvelles. C’est bien connu pour la peinture en extérieur, mais c’est aussi le cas pour la musique (Le « beau Danube bleu » est composée par Strauss lorsqu’il voyageait sur le Danube, la symphonie musicale « la Moldau » de Smetana est un poème à la rivière, etc.). Plus tard, la photographie et le cinéma prennent le relais. Ces développements artistiques traduisent et façonnent les représentations esthétiques communes aux différentes classes sociales qui fréquentent les bords de la rivière. Ils expriment des archétypes du rapport à l’eau et des valeurs symboliques et poétiques. C’est pourquoi cette période a durablement marqué l’histoire artistique et esthétique de l’Europe.

Les rivières urbaines et périurbaines sont aussi le lieu du développement et de la codification des sports nautiques (aviron, canotage, canoë), du renouveau de certains jeux d’eau parfois très anciens, du développement de la baignade, plus largement de l’expression d’un rapport plus direct avec une forte notion de liberté (notion des droits aux loisirs) des citadins avec la nature. La rivière dans la ville inclue également la question de la propriété de l’Etat sur la gestion de la rivière, de ses rives et des restrictions administratives.

Ce tableau de la rivière au tournant du XIXe siècle et du XXe a un côté idyllique, illustrant ce qu’on peut appeler de manière schématique un « âge d’or » du loisir au bord de l’eau. Le progrès technique n’y est pas tenu à l’écart (thème du pont de chemin de fer métallique dans la peinture des bords de l’eau, installation de studios de cinéma le long de la Marne en France), mais il va progressivement remettre en cause cette image.

Une transformation progressive

Guinguette chez gégène
Guinguette Chez Gegene © CDT94/D.Thierry

Plusieurs éléments se conjuguent pour venir contrecarrer cette image de paradis terrestre. On pense notamment au besoin d’eau pour différentes activités économiques (notamment les activités industrielles), au développement des transports lourds par la voie d’eau, au besoin d’empiètement des nouveaux moyens de transport (d’abord le chemin de fer, plus tard la route), etc. Par ailleurs, la Grande Guerre (1914-1918) marque un tournant, notamment dans les zones proches du conflit, car la rivière et ses capacités de transport sont mobilisées pour l’effort de guerre.

Malgré un retour massif des loisirs au bord de l’eau durant l’entre-deux-guerres, âge d’or des guinguettes, la Seconde Guerre mondiale donne un nouveau coup d’arrêt à cette société récréative et festive sur les bords de Marne.

Enfin, l’après seconde guerre mondiale marque une décroissance progressive des activités ludiques traditionnelles du fait d’une série de facteurs très divers:

  • Le développement de l’automobile modifie les habitudes de loisirs des classes moyennes puis populaires ;
  • les problèmes croissants de qualité de l’eau et de sécurité accompagnent la fin des baignades en rivières ;
  • l’urbanisation des zones périurbaines transforme l’habitat de villégiature en habitat principal. Parallèlement, du pavillonnaire résidentiel et des immeubles collectifs se développent en second rideau de la rivière ;
  • des travaux importants dans l’aménagement des rivières en modifient le cours et l’aspect (barrages, digues, etc.).

Une partie des populations tourne le dos à la rivière et ses activités récréatives souffrent alors notablement, voire disparaissent (bains, restaurants, bals populaires, etc.). D’autres semblent persister et se développer comme l’aviron et les sports nautiques, tandis que les bains de rivière sont interdits et remplacés par des piscines « hors d’eau ».

Et aujourd’hui, un renouveau des pratiques

Stand-up paddle à Joinville sur la marne
Stand Up Paddle à Joinville le pont © CDT94

Aujourd’hui, la rivière est mise à l’honneur par de nouveaux espaces récréatifs (aménagement des berges, parcs d’activités), par des activités culturelles spécifiques (festivals, spectacles sur l’eau etc.). Ces évolutions constituent un facteur de renouveau et de recréation de liens entre les citadins et la rivière, dans toutes ses dimensions. La rivière offre, en effet, de nouvelles opportunités pour nos modes de vie et nos nouvelles pratiques de divertissement, dans une approche de ré-enchantement de notre environnement.

Des tendances plus récentes doivent aussi être prises en compte, comme l’arrivée de nouvelles populations n’ayant pas hérité de cette culture des loisirs au bord de l’eau, mais aussi le besoin renouvelé des urbains pour les « coulées vertes » de promenade, de jogging et de parcours cycliste, etc.

Les rivières traversant les territoires urbanisés sont, plus encore que par le passé, des espaces de réparation par le droit au repos et aux loisirs. Lieux ouverts sur l’eau, sur des paysages végétalisés, plus lumineux et plus aérés que la ville elle-même, ils recréent un rapport individuel et collectif (nouvelle forme de militantisme local sur des enjeux citoyens et environnementaux) à la nature, mais aussi un rapport à soi (notion de ressourcement et de bien-être). Ils accueillent différents acteurs autour des pratiques nautiques, ainsi que pour des usages diversifiés des berges et des abords.

Dans différentes aires culturelles européennes, les loisirs liés à la rivière possèdent donc des caractéristiques sociologiques, économiques, anthropologiques ainsi que de nombreux aspects symboliques généraux et partagés, mais aussi des particularités locales qui en font la richesse et la diversité.

Une approche patrimoniale au coeur du projet

Ce projet de réseau européen est donc accompagné d’une approche patrimoniale et il soutient une logique de protection des patrimoines naturels et culturels de la rivière en milieu métropolitain. La rivière apparaît ainsi comme une brèche de verdure et de fraicheur dans la ville. Sur un plan social et urbain, ces espaces sont parfois en pleine phase de reconquête, notamment après des usages industriels liés aux périphéries urbaines du XXe siècle et aujourd’hui abandonnés, ou encore avec le développement des axes de transport modernes.

La relation entre les citadins européens et le fleuve existe et est liée à l’histoire spécifique et aux traditions de chacun, aux pratiques sociales, économiques, à l’accessibilité par des aménagements spécifiques, etc. Les dimensions écologiques, sociales, juridiques sont donc intimement associées dans les relations entre fleuve et ville dans les territoires métropolitains européens.

Pour en savoir plus sur cette histoire, télécharger la publication sur les Usages récréatifs des espaces fluviaux, Revue Espaces tourisme et loisirs, 2016.

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